La chasse aux sorcières n'est pas qu'une anecdote historique.
Elle marque un tournant dans la structure de la société, qui est passée d'une activité païenne, ancrée dans les forces de vie et où le tissu social s'organisait autour d'une certaine transmission, à une nouvelle société dominée par le patriarcat et la diabolisation des connaissances, de la sexualité, des dons, des soins et de la connexion directe au divin.
Tout ce qui permettait d'avoir accès au savoir, à la liberté, à la spiritualité authentique, a été mis sous contrôle par l'Eglise et les hommes, pour ne laisser aux femmes qu'une image salie, directement issue des projections et des peurs portées par les hommes de l’époque.
Lors de cet holocauste qui dura plus de 300 ans, évalué à peut-être 9 millions de morts, 85 % étaient des femmes qui ont été exécutées par des méthodes de la plus haute violence. Noyades, enfermements, suspension dans des cages, bûchers, pieux plantés dans le cœur, pendaisons et tortures les plus infâmes pour les faire avouer des crimes suggérés par un manuel (1) commandé de toute pièce par un pape, dont le nom, Innocent, ne met qu’en lumière le décalage entre les velléités d’une institution et ses actions de défoulement et de projections les plus noires.
A partir de là, c’est toute la société qui a changé, le rôle de la femme, la spiritualité, le lien à la terre, la liberté, la connaissance, ont été transférés sous contrôle masculin et attribués à des instances de pouvoir qui ont fait en sorte de pervertir toute la mémoire de ce passé, en changeant la signification des rituels, en enterrant la vivacité du savoir, en retirant aux femmes leur pouvoir matériel autant que spirituel (leurs pratiques, que l’on peut qualifier de chamaniques, sont aujourd’hui beaucoup détenues par des hommes), en diabolisant (c’est-à-dire en divisant) (2), en mettant la compétition au cœur des échanges, en contrôlant les corps et la sexualité, en imposant la science au détriment de l’intuition (et en s’appuyant comme le précise ce documentaire « sur les méthodes de l’inquisition, pour extraire de la terre l’équivalent de ce que l’on obtenait des femmes sous la torture », c’est-à-dire la force et la contrainte), et finalement en transformant la lumière en ombre.
« En Europe, l’ordre du monde avait été renversé ».
Nous sommes toujours prisonniers de ce retournement majeur qui s’effectua au temps de l’inquisition et la perversion (3) gouverne le monde, en divisant, contrôlant, muselant le vivant et nous commençons difficilement et lentement à sortir de cette nuit imposée dans une violence inouïe.
Si les hommes doivent sortir de la compétition et pacifier les mémoires de violence et de crimes dont ils sont porteurs, les femmes doivent sortir de la soumission dans laquelle ces événements les ont asservies et de la culpabilité qu’on leur a fait porter tant au niveau de leur pouvoir que de leur sexualité. En leur faisant porter la responsabilité de tout ce qui « ne va pas », elles ont appris au fil des siècles à compenser les erreurs, les manques, les immaturités, les humiliations, pour faire marcher le monde des hommes, mais au détriment de leur monde à elles, et sans avoir bien sûr retiré aucun avantage, sinon celui de continuer à être diabolisées.
« Le diable était descendu sur terre et les femmes conduisaient ces démons ».
Chaque femme porte en elle la mémoire de ces exécutions infligées à ses ancêtres et chaque femme sait intimement le coût du silence imposé et connaît dans sa chair le prix d’avoir renoncé, sous la torture ou par la mort, à son essence et à son pouvoir.
De cette amnésie, elle se réveille petit à petit et retrouve le chemin de la sororité et panse ses blessures.
Le chemin des retrouvailles n’est pas terminé, l’empreinte des mémoires et le carcan sociétal peuvent être puissants et il se peut même, que dans cette vie-ci, certaines fassent l’expérience de rencontres, de relations qui viennent réactiver un passé à guérir. Dénonciation, torture, enfermement, reniement d’une activité de guérisseuse, mort violente dans une autre vie, tout cela peut trouver écho dans la maltraitance relationnelle, la maladie, l’interruption forcée d’une activité, l’abandon d’une voie spirituelle, l’isolement, les pertes financières, la perte de ses capacités dont le bénéfice revient à autrui avec un sentiment de dépossession.
Parfois un tableau se dessine qui montre tout ce à quoi les femmes durent renoncer par le passé, tout ce qui fut spolié, détourné, volé, usurpé.
Les cœurs transpercés de lances gardent la mémoire de la blessure ultime qui leur a été faite : celle d’être atteinte au plus profond d’elles-mêmes, dans leur capacité à aimer, à donner et à vibrer.
Il est temps que les malédictions prennent fin, que chaque femme puisse reconnecter à son essence sans avoir peur. Dans certains pays, cela est encore très difficile et la mort, la lapidation, la défiguration à l’acide, sont au bout de l’expérience pour simplement avoir été une femme.
Dans nos pays occidentaux, le chemin devient plus aisé, même s’il ne faut pas nier la dure réalité des violences encore faites aux femmes qui payent sans cesse le prix de leur liberté, car en voulant être libres elles réveillent les peurs et les frustrations des hommes. Le temps des bouc-émissaires est toujours présent et il est si facile de jeter au bûcher, même symbolique, une partie de l’humanité pour ne pas voir ses peurs et ses ombres.
Comme aucun monument n’a été élevé à la mémoire des sorcières décimées pendant si longtemps, peut-être qu’en tant que femmes, nous pouvons, à l’intérieur de nous-mêmes, faire un autel symbolique de guérison et honorer toutes ces femmes qui d’une façon ou d’une autre vivent à travers nous et que nous portons en nous.
Si « l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs », faisons en sorte petit à petit de réécrire l’histoire, de remettre les choses dans le bon ordre, de réécrire l’histoire de la femme, de redéfinir ses contours, de lui ôter ses oripeaux civilisés trop étroits pour elle, afin de retrouver sa liberté, sa connexion et sa sauvagerie.
Et comment ne pas remercier ici toutes les femmes qui ont déjà ouvert la voie sur ce chemin de retrouvailles et de guérison, et qui ont traversé leurs peurs, leurs inhibitions pour incarner ce qui autrefois pouvait les conduire au bûcher.
MT
(1) Malleus Maleficarum, le maillet des sorcières, manuel de l’art de brûler les sorcières écrit par deux Dominicains et commandé par le pape Innocent VIII
(2) Le Diable (en latin : diabolus, du grec διάβολος / diábolos, issu du verbe διαβάλλω / diabállô, signifiant « celui qui divise » ou « qui désunit » ou encore « qui détruit »). Wikipédia
(3) perversion : mis à l’envers, détourné
Long métrage documentaire rendant hommage… aux sorcières. Celles d'hier, contre qui l'Église et l'État se sont acharnés, d'un commun accord; celles d'aujourd'hui, qui professent un retour à la connaissance de la déesse primitive, harmonie pacifique de toutes les formes de vie.
commenter cet article …