Je flotte inconsciente dans ce néant rempli de tout, comme un cosmonaute errant séparé de son vaisseau. La terreur pulse à mes tempes en sentant mon corps s’éloigner, s’égarer dans l’espace irrespirable, coupé du cordon qui, l’instant d’avant, faisait de lui encore un vivant. Je n’ose même pas songer à ce qu’il pourrait y avoir à l’autre bout de ce cordon, s’il n’était pas sectionné, s’il ne tanguait pas dans le vide comme une liane molle : un bol d’oxygène ou le visage d’une mère, un cœur qui bat ou des bras refermés qui me garderaient palpitante et reliée. Je flotte, sans lien avec aucune chose sinon ma coupure qui mange tout mon être, coupure qui hache ma nuque, mes flans, mes cuisses et mes mains et disperse mon être réduit en gouttelettes fines qui roulent silencieusement dans les cieux.
La terreur qui bat mes tempes marque la cadence, comme un pas qui me saoule et m’enivre. Je compte chaque enjambée lancée dans le vide, je les compte pour ne pas sentir cette déchirure, pour ne pas sentir l’endroit où tout a craqué, tissu de soie qui s’effiloche dans un crissement qui fait grincer les dents. Un, deux. Un, deux, trois. Un, deux, trois, quatre. Peut-être que les chiffres vont remplir ma tête, peut-être qu’ils vont aussi remplir ma poitrine pour remplacer cette suffocation qui gonfle mes côtes, enfle comme un ballon de baudruche prêt à éclater. Mais justement. Il n’éclate pas. Il gonfle et gonfle encore, rempli d’une substance visqueuse et lourde. Sous mon crâne, rien que du sable qui griffe mon âme, coule dans ma gorge et remplit ma bouche qui ne peut plus crier.
Je sens mon corps qui flotte, avec cette absence qui avance et se densifie, fait de moi un fantôme muet, immobile qui n’atteint plus rien et que plus rien n’atteint. Je suis si loin qu’aucun bruit ne résonne, c’est le silence qui me porte, aussi vaste d’une mer endormie, c’est lui qui m’enferme, c’est lui qui emprisonne mon souffle et gèle ma vie. Si profond qu’il devient assourdissant, qu’il cogne mes tympans, brûle ma gorge et noue mes veines en mille nœuds coulissants où ma sève s’étrangle. A force d’hurler sur moi son discours de glace, mes yeux, paupières arrachées net par la peur, s’ouvrent et je vois.
Je vois mon corps qui file dans le vide, fusée emportée par l’apesanteur, je le vois dévoré par la vitesse qui l’aspire, l’avale, l’engloutit. C’est dans un désert anthracite que je me perds, sans lune, sans étoiles, sans satellites. Rien qui n’arrête le regard, rien qui vient percuter mon corps pour l’empêcher de continuer à tomber. Vers où je tombe ainsi, dans ce vide si noir, si creux, si dépouillé de tout ? Combien de temps peut durer une noyade quand on ne meurt pas tout à fait et quand tout est hors d’atteinte ? Avalée par l’eau, je pourrais espérer toucher un fond, être rejetée sur un rivage. Ici, il n’y a qu’un espace sidéral, un infini sans limite, une damnation éternelle. Pas la peine de crier. Pas la peine de tendre les doigts. Pas la peine de penser. La fuite est trop rapide et je suis trop inconsistante pour qu’une main m’attrape, pour que quelque chose me retienne.
Et puis le vide se densifie petit à petit. Au bout du vide, mes tempes cognent toujours. Elles cognent en même temps que mes pas que j’avais oubliés et qui frappent le sol, de ce rythme mécanique et monotone, lourd comme le balancier d’une comtoise. Alors je m’accroche au métronome de mes jambes qui scande les minutes qui passent, interminables et grises. J’y reste collée pour ne pas perdre ce fil d’Ariane qui s’est enroulé autour de moi et cherche à me repêcher.
Comme un goutte à goutte imperceptible, tombent sur ma peau et remplissent à nouveau ma tête, les particules de soleil, le chant des oiseaux, les nuages qui passent, le cri d’un enfant, un chien qui jappe, l’air qui caresse mon cou, pareils à une douce transfusion. Peu à peu, je reviens lentement à la vie, chaque goutte pénètre et ranime mes yeux, mes poumons, mon ventre, puis mon cœur qui revient à lui en pleurant. J’entends et je sens alors le glissement de mes pas sur le sol, je sens le poids de mes membres peser lourdement sur la terre et je sais à quel point le poids de la chair est lourd à porter.
MT © 15.03.2006