"Il me revient alors en mémoire ce passage du livre de Primo Levi, Si c’est un homme, dans lequel l’auteur évoque ce moment où il se trouve face à un officier allemand, le Dr Pannwitz, alors qu’il est interné à Auschwitz. Lui, le Juif italien face à un officier allemand. Deux hommes, deux Européens partageant en outre le même métier, mais qu’un gouffre infranchissable sépare : « Quand il eut fini d’écrire, il leva les yeux sur moi et me regarda. (…) Son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers le vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich. »
Je sens ce gouffre, cette menace encore présente dans la salle du restaurant. Et elle est proche, contemporaine, même si tout le monde fait mine aujourd’hui de penser le contraire. Elle est là, sommeillant en chaque homme. Il suffit d’un rien pour réveiller nos plus noires dispositions, celles qui reprirent vie voici à peine plus de quatre-vingt ans chez tant d’hommes et de femmes, parents et grands-parents de celles et ceux qui se trouvent autour de moi dans cette salle. Ce même visage de l’abjection apparut aussi en France chez ceux qui dénoncèrent leurs voisins et qui participèrent à la déportation des Juifs avec la satisfaction qu’éprouvent les lâches, ‘de respecter la loi’. Chez cette immense majorité silencieuse qui s’accommoda de l’Occupation et de son cortège de persécutions, comme on s’accommode de tout dès lors que son confort immédiat n’est pas menacé. Ce sont les hommes normaux qui peuvent si facilement devenir des monstres ; sans même s’en apercevoir. "
Stéphane Allix, Quand j’étais quelqu’un d’autre.
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