L'hommage du Pr Raoult est intéressant à plus d'un titre.
Tout d'abord parce qu'il rappelle que la science, c'est de la recherche et pas forcément en restant dans les clous de la pensée unique et que le Pr Montagnier faisait justement partie de ces explorateurs qui ont le courage d'aller voir des domaines peu ou pas explorés.
Ensuite, parce qu'en évoquant le parcours de Montagnier, il met en lumière toute la difficulté de poursuivre des recherches, tout en étant soutenu et sans dépendre des politiques, qui souvent récupèrent la science pour des intérêts qui ne servent pas forcément la science. Il avait déjà évoqué les enjeux de la recherche dans un pays comme la France, dans cette brillante conférence sur "Le processus d'innovation peut-il respecter la règle" .
Ensuite encore, parce que l'évocation du sida permet de se rendre compte que des phénomènes se rejouent, en particulier la gestion de la peur et de l'isolement, car les populations -et les gestionnaires des pays- sont pris de terreur à l'idée de la contamination. A 40 années d'écart, les mêmes enjeux sont là, les mêmes erreurs sont là, et la position de Montagnier en 1987 montre que sa position actuelle quant au coronavirus, n'est pas une "dérive" sénile ou complotiste, mais bien la suite logique d'une vision scientifique qu'il avait déjà 40 ans plus tôt.
Le "non hommage" de la classe politique, scientifique et médiatique, n'est finalement qu'une incompréhension totale de ce qu'est la recherche, la science, l'innovation, à une époque où l'on veut croire qu'un bon scientifique serait celui qui explore sans contradiction, sans échec, et qui n'aurait jamais dérangé ni ses pairs, ni les idées reçues. A croire, comme dit Raoult, que l'on déteste le génie et le talent.
J'ai retranscrit la partie de l'interview avec Raoult, riche de toutes ces informations et réflexions.
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Pr D. Raoult : Luc Montagnier n’a pas découvert le virus du sida par hasard, il travaillait sur une des hypothèses les plus fantasques, qu’il a démontré, qui était la capacité de l’ARN , des virus ARN, de se répliquer directement l’un sur l’autre et en faisant cela il est retombé sur un travail génial qui est passé inaperçu pendant une trentaine d’année, qui est le virus de Rous (1), qui est un américain qui montrait, dans le sarcome de la souris, qui est le cancer du sein de la souris, il piquait le sarcome du sein d’une souris, il injectait ça à une autre souris qui faisait un cancer, un truc tout à fait invraisemblable. Et ça on a montré que c’était dû à un virus à ARN et donc il s’est créé un nouveau champ et c’est Montagnier qui a créé le laboratoire de ça qui s’appelait les oncornavirus (2), donc il a travaillé sur ce phénomène qui a amené à la découverte du virus du sida.
Ce n’est pas le premier à avoir trouvé un rétro virus, ce sont des virus capables de s’intégrer dans le génome, le premier c’est Gallo, mais cette existence des rétro virus venait défaire ce qu’on appelait le dogme central de la biologie moléculaire, avec un flux unique avec ADN, ARN, protéine, donc vous voyez que pour penser, pour faire des choses pareilles, il faut avoir un esprit très particulier, vous vous rendez compte, vous vous battez contre le dogme central de la biologie moléculaire et que moi j’entends encore maintenant. Il y a encore des gens qui disent les ARN ne peuvent pas se transformer en ADN, ça c’est ce qu’on apprenait à l’école, on apprend toujours ça à l’école, donc pour lutter contre un truc comme ça, c’est quelque chose d’invraisemblable.
Ensuite quand il a découvert ça, moi j’ai eu la chance en 83, la première fois qu’il l’a annoncé, il était là avec Rosenbaum (3), et j’ai été aussi en 83 aux Etats Unis où j’ai entendu Gallo parler des travaux de Montagnier, disant que Montagnier était bien gentil mais que c’était pas démontré tout ça. A telle enseigne que le virus n’a pas pu s’appeler le virus du sida, il s’est appelé au début LAV (Lymphadenopathy Associated Virus), virus associé aux ganglions, parce qu’il avait été isolé du ganglion de quelqu’un qui avait un pré-sida, bien qu’il ait démontré que tous les gens qui avaient un sida avaient des anticorps contre ça.
Donc il y a eu une bataille absolument épouvantable, les gens aux Etats Unis ont été d’une mauvaise fois incroyable, on a fini par se rendre compte que le virus qu’il avait déclaré était le virus de Montagnier, donc l’état français a cédé devant les menaces américaines sur les royalties, en partageant les royalties, et cette gloire extraordinaire qu’il a acquise, avec un look qui ne donnait pas cette impression de quelqu’un qui était un génie de la découverte, a fait que cet homme était haï à un point qui dépasse l’entendement, y compris dans son institut de travail, bien qu’il ait fourni dans l’institut dans lequel il travaillait, une des majorités des ressources de l’institut Pasteur, d’une part par le brevet, d’autre part par les Windsor qui étaient tellement sidérés de la découverte du sida qu’ils ont donné leur héritage à l’institut Pasteur (4). En dépit de ça, il était détesté, dès qu’on a pu se débarrasser de lui on s’est débarrassé de lui, et il a continué à avoir des opinions atypiques.
Moi je fais partie des scientifiques qui pensent que les scientifiques de la découverte sont des gens qui remettent en cause l’opinion. Et ils se trompent parfois, souvent, et alors la science n’est pas une religion, la science est quelque chose par tâtonnement, et si on veut trouver des choses, c’est ce qu’il a démontré dans sa vie, il ne faut pas penser comme les autres. C’est ce qu’a fait Montagnier, il a toujours pensé différemment après je ne sais pas si on peut avoir l’opportunité ou la chance en pensant différemment, de découvrir deux fois un champ aussi extravagant. Vous savez parmi les scientifiques, les gens qui ont découvert deux fois des choses qui ont changé l’histoire il y en a 3 ou 4.
A.B. : Donc pour vous Montagnier était un véritable découvreur ?
D.R. : ah oui, oui, non seulement le découvreur, mais dans les découvreurs il y a des découvreurs par hasard, lui, je regarde ça pour de multiples raisons, lui il a construit des conditions qui permettaient de découvrir quelque chose à l’époque où ce n’était absolument pas la mode ; il a monté ce laboratoire, il a été recruté à Pasteur pour monter ce laboratoire, il a monté ce laboratoire sur les oncornavirus, et les oncornavirus cela a mené à la découverte du sida, mais comme le gros laboratoire en dehors du sien travaillait sur les rétrovirus et sur l’incorporation des virus ARN dans le génome , il y avait des interférences, des techniques qui étaient mises au point par Gallo et utilisées par Montagnier, mais in fine s’il n’avait pas créé ce laboratoire on n’aurait jamais découvert le virus du sida.
(court interview en 1987 de Montagnier sur les mesures à prendre face au sida)
« La science aura le dernier mot »
A.B. : ça résonne étrangement 40 ans après
D.R. : ah oui, c’est magnifique moi je peux vous dire, peu de gens savent ça, mais d’abord vous pouvez trouver ce que je pense de cette époque dans un Que sais-je sur ce qu’il s’est passé à Pasteur , moi j’ai été assistant en 1984 et j’ai ouvert la première salle de patients atteints de sida, donc j’étais en plein dedans, et effectivement, cette peur , c’est pourquoi dès cette épidémie de covid j’ai dit faites attention à la peur, la peur est extraordinairement dangereuse. Moi j’ai vu la peur se développer, mais vous savez on n’arrivait pas à demander des examens biochimiques si on disait que le patient était atteint du sida, les manipulateurs radio ne voulaient pas leur faire de radio, donc la peur de la contagion je sais ce que c’est, parce que je l’ai vécu très jeune , j’ai vu cette peur. Ensuite c’est vrai qu’il y a eu le truc de Le Pen avec les sidatorium dans le but d’isoler les patients contagieux mais bien entendu la contagion ne se passait pas comme ça du tout. Elle se passait avec des mécanismes qu’on a connus très tôt, qui n’étaient pas ceux-là. Donc à telle enseigne qu’on a connu les mécanismes de transmission avant les populations à risque, avant même de connaître le virus, on appelait ça le « cancer gay », donc on voyait bien ce qu’étaient les populations à risques et donc l’idée que ça allait être une épidémie qui allait exploser partout à la fois était quelque chose qui n’était pas raisonnable.
A.B. : Il y a un sacré rapport avec ce qu’il se disait à l’époque et aujourd’hui, même sans comparaison mais quand même par rapport à la peur, à l’isolement, par rapport à la politique, justement la course de vitesse entre la science, la recherche et la politique…
D.R. : si vous voulez il y a un fond, on est une société qui est de plus en plus craintive probablement parce que le degré de la peur est inversement proportionnelle au risque ; c’est la même chose que Tocqueville disait à propos des inégalités, c’est « moins il y a d’inégalités, moins elles sont supportables » , c’est pareil pour le risque, moins il y a de risque plus le risque est insupportable, c’est la nature humaine. Mais c’est raisonnable si on regarde sur le très long terme, les périodes qui ont vraiment changé la démographie dans l’histoire humaine ça a surtout été les guerres et les épidémies. Donc que se pose la question des épidémies dans ce que va prendre comme ampleur une épidémie , c’est naturel de le faire, nous en France j’ai honte de dire ça mais la population n’a pas baissé, elle a augmenté, pendant toute cette période-là, il y a des gens qui en sont morts, mais la population n’a pas baissé et donc la dramatisation… ce n’est pas l’équivalent de la grippe espagnole, où l’on voit un écroulement de la population, ou la peste noire où il y a eu peut-être 30 % de la population européenne qui a disparu, c’est autre chose… mais il reste qu’il est naturel, je vois bien les réactions, c’est déraisonnable à chaque fois qu’il existe un risque d’épidémie mais en même temps ces épidémies peuvent avoir des effets considérables, c’est ce qui a été le cas pour le sida quand même. La catastrophe du 20e siècle c’est le sida quand même, donc c’est naturel de se poser la question ; après au bout d’un moment, une fois qu’on a mesuré quelle était l’ampleur de la situation, les modes de transmission, les risques, il faut faire retomber la tention et aider à faire retomber la tension ; Donc ce que disait Montagnier était tout à fait raisonnable.
A.B. : De ce point de vue, Montagnier, Raoult c’était le même combat avec toutes les différences, merci Pr Raoult.
(1)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Virus_du_sarcome_de_Rous
(2)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Virus_oncog%C3%A8ne
(3)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Willy_Rozenbaum
(4)