Après six années de maladie et de souffrance, je me retrouve transformée, pratiquement du jour au lendemain. Ce qui pourrait apparaitre comme une grâce ou un miracle, est avant tout le fruit d’un long processus et la mise en action d’un choix radical mettant fin à une relation et une situation où subir des choses inacceptables me maintenait dans les mémoires toxiques de mon passé d’enfant.
La rapidité de ma guérison ne cesse de m’interroger et de m’amener à faire retour sur mon enfance, sur qui je suis vraiment et sur mon parcours de guérison qui a commencé bien avant la maladie.
Un mois avant cette étape de guérison, j’étais encore dans un état pitoyable, en fatigue chronique, essoufflée, pleine d’œdèmes, portant difficilement les vingt kilos que j’avais pris depuis la maladie, en tension physique et psychique, littéralement au bout de mes réserves. Ma vitalité continuait à diminuer, alors qu’elle était déjà bien entamée au bout de six ans où mon corps avait connu pratiquement l’impotence, les douleurs, les insomnies, les problèmes neurologiques, cardiaques, articulaires, digestifs, au point de me sentir comme une grand-mère, sachant que bien des grands-mères étaient en meilleure forme que moi et que j’en enviais plus d’une dans la rue !
Au cœur de l’impuissance
J’ai rencontré le désarroi, la honte, la solitude, l’impuissance, le désespoir, le sentiment de monstruosité et une quasi totale absence d’empathie, tant de mon entourage -rare- que de la part du corps médical. La souffrance et la maladie réveillent chez les autres des réflexes liés à leurs propres peurs, et ces peurs ont une stratégie assez simple : mettre tout cela à distance, pour ne pas imaginer que cela pourrait arriver à soi-même. Et comme peu d’entre nous ont été au cœur de leur souffrance originelle, il est alors difficile d’accueillir celle de quelqu’un d’autre, sous peine d’être en résonnance avec notre propre nœud de souffrance, gardé bien profondément dans une crypte inaccessible[1].
De plus, il faut bien l’avouer, nous sommes tous assez mal équipés pour l’empathie authentique [2], et lorsque nous avons quelques velléités à ce sujet, nos tentatives sont assez désastreuses, nous confondons empathie et prise de pouvoir.
Donc le meilleur moyen que trouve l’entourage d’une personne malade, est de lui donner l’injonction de redevenir « normale » le plus vite possible pour rétablir leur propre sécurité, et si vous n’obtempérez pas, vous êtes la preuve vivante d’un dysfonctionnement dont vous êtes seule responsable, pour plein de mauvaises raisons : vous ne voulez pas guérir, vous ne voulez pas sortir de l’enfermement de votre souffrance, vous ne bougez pas assez, vous avez des cuirasses qui empêchent toute relation, vous avez quelque chose à comprendre, vous vous écoutez trop, vous n’avez qu’à moins y penser et peut-être même penser un peu plus aux autres, bref, vous devriez être à un endroit ou à plein d’autres endroits sauf celui où vous êtes en réalité… Violence suprême !
J’ai aussi rencontré la mort, ou du moins cette sensation imminente qui fait entrer dans cet espace où l’on sait que tout peut basculer en quelque secondes, car le corps clignote de partout et envoie des messages qu’on ne peut décoder mais dont on sait mesurer l’urgence et l’intensité. Les nuits en bradycardie à huit de tension, où je sens le corps filer entre les mailles des minutes, ou à l’inverse, une nuit avec dix-huit de tension et cent quarante de pulsations cardiaques, le cerveau qui mouline dans le vide, en perdition en attendant S.O.S. Médecin qui met plus d’une heure à arriver... En six années, j’ai eu l’opportunité d’expérimenter divers états, difficilement partageables, et j’ai eu besoin de temps pour valider tous mes ressentis, tant ces messages du corps étaient parfois indéchiffrables, intenses, mais sans qu’il y ait un lien avec le mental ou une émotion pour parvenir à y mettre du sens ou y apporter une réponse adéquate. Par exemple, à plusieurs reprises, j’ai eu ce sentiment que j’étais en danger, que mon corps pouvait lâcher d’un instant à l’autre, et qu’il aurait fallu que je demande de l’aide ; quelque chose à l’intérieur me le disait, mais je ne pouvais rien valider réellement, je n’appelais pas le médecin et si j’en parlais à la personne la plus proche de moi, je n’avais pas du tout la sensation qu’elle mesurait ce que j’avais traversé et je n’étais jamais rejointe, comme si ce que je vivais était quelque chose d’anecdotique, un fait divers qui ne méritait même pas d'être accueilli par une parole compassitante, une main posée sur l'épaule ou d'être -situation la plus improbable qui soit- prise dans les bras. Dans les moment de douleurs extrêmes, alors que j'étais en sanglots débordée par cette souffrance, j'avais droit à un "tu n'as qu'à prendre du doliprane", et rien de mieux au niveau relationnel...
C’est dans ces moments-là que j’ai commencé à comprendre que dans mon enfance j’avais dû connaître ces états extrêmes, sans que personne ne s’en soucie, ou sans qu’un adulte, par sa propre inquiétude et par une action appropriée, donne une limite à la souffrance ou à l’angoisse de mort en les accueillant par sa présence.
Combien de nuits, chez ces nourrices, combien de nuits, dans cette pouponnière à Grenoble, où mon sort ne valait peut-être pas grand-chose, où probablement pleurer, hurler, souffrir, se laisser mourir, n’avait pas d’importance et laissait des adultes non concernés ou non réceptifs dans l’indifférence ?
René Spitz, psychanalyste des années 50, a très bien étudié la condition infantile et le syndrome d’hospitalisme chez les enfants séparés précocement de leur mère. Les enfants recevant des soins mais privés de lien affectif développent des troubles physiologiques et du comportement, allant jusqu’à une phase de retrait et du refus de contact.[3]
Soutenir mon corps
Heureusement mon parcours thérapeutique m’a fait rencontrer quelques personnes qui ont pu valider, par leur écoute, par leurs propres ressentis, et parfois les plus subtils, ce que je traversais réellement, et ainsi me permettre de valider mes perceptions. J’avais l’impression de mourir, d’être un sceau percé qui perdait toute sa substance et malgré mes descriptions, personne ne m’entendait ou ne me prenait au sérieux[4]. Dans les deux premières années, lors de soins énergétiques, je reçus deux informations qui se confirmaient mutuellement bien que venant de personnes différentes. « Si je continuais comme ça, je quittais mon corps ». Je me rappelle que loin de paniquer, cela avait aligné quelque chose en moi. Je pouvais enfin avoir une mesure, un étalonnage de ce que je ressentais. La confirmation et le réel sont assurément moins angoissants que la confusion.
Ensuite, une autre phrase, qui reprenait d’ailleurs exactement ce que je me disais intérieurement, à savoir que mon corps, énergétiquement « ressemblait à une femme de 90 ans » et qu’il vibrait « comme les personnes qui sont en fin de vie ».
A partir de ce moment, je n’ai bien sûr jamais abandonné l’idée de « comprendre », ou de « guérir », ou de trouver « le » remède qui m’améliorerait, mais, consciente que j’étais dans un processus dont j’ignorais l’ampleur et la durée, j’ai axé mes soins pour soutenir ce corps, rien que ce corps, afin que, en attendant la possible fin du tunnel, je puisse garder la tête hors de l’eau et ne pas sombrer. Shiatsu, drainage lymphatique, soins énergétiques étaient ma base, sans perdre mon parcours spirituel chamanique. Et entre ces deux pôles, matière – esprit, le quotidien, avec ses descentes aux enfers, l’épuisement, la perte totale de repères, l’absence de soutien, ce questionnement lancinant de « comment tenir », « comment s’en sortir », sans rien pouvoir extraire de la chape de plomb qui semblait moulée autour de moi.
L’expérience du doute
A quoi, à qui se raccrocher, je ne le savais pas. Je n’étais plus portée par rien, et en tous cas rien de ce qui avant me portait. Tout s'était effondré. J’aurais aimé pouvoir lire cette phrase dans ces moments là : « Tiens ton souffle en enfer et ne désespère pas ». [5]
Je ne savais plus rien faire avec mon corps, tout devenait difficile et je n’arrivais plus à tirer un seul bénéfice de mon parcours et de tout ce que j’avais appris. C’est comme si j’avais été dépossédée de toutes mes capacités. J’étais dans un autre espace-temps. Au point de douter de mon parcours et de me dire : « tout ça pour ça » !
Trente années de cheminement pour en arriver là… quel désastre… Le jugement qui m’assaillait était impitoyable. J’avais dû faire fausse route. Loupé quelque chose. La maladie devenait la preuve tangible de cette erreur d’aiguillage.
Mais si plutôt, au lieu d’être un échec, j’avais osé penser que cette maladie arrivait à point nommé, parce que j’avais suffisamment exploré mon histoire, suffisamment retrouvé le chemin des émotions, la connexion à moi-même et à mon âme, et que j’étais prête à aller encore plus loin, à aller vers plus de liberté et de conscience ? Je sortais d’une longue relation, prête à prendre mon envol. Et je me suis retrouvée clouée au sol, les ailes brisées.
Quelqu’un me dira : « on donne des leçons difficiles aux bons élèves ». Soit ! Cela redorait un peu mon ego bien mal en point, moi qui ne pouvais plus prétendre à grand-chose, et en même temps cela me confortait dans l’idée que j’étais sur ma voie, même si le chemin semblait brouillé et la destination inconnue.
Mais avant de pouvoir vraiment imaginer que cette expérience n’était pas un échec, il m’a fallu du temps et du cheminement supplémentaire. Car au plus vif de l’expérience, submergée par les symptômes et la souffrance, confrontée à ceux dont l’ego se déployait implacablement dans le « faire » et le « je sais », dont la toute-puissance n’avait pas encore été entamée et qui me renvoyaient que, eux, n’avaient pas chuté, je me sentais assez pitoyable. Je percevais à quel point être malade était perçu comme une infériorité qui confortait bien des personnes dans leur sentiment de supériorité ou dans leurs certitudes. Je n’avais plus de prise sur rien ni personne et il me restait peu de choses auxquelles me raccrocher.
Lent retour à soi
Il me restait néanmoins l’attention et la présence à moi-même, dans de rares moments mais de façon continue, car lorsque la souffrance était trop intense, je n’avais plus un millimètre de distance et je me retrouvais complètement identifiée à ce qui me traversait, pendant des heures ou des jours, jusqu’à ce que la souffrance s’amenuise et alors je pouvais repenser normalement, croire que quelque chose pouvait s’ouvrir à nouveau et que ma vie reprenait son cours « normal ». Plusieurs fois la confiance m’a lâchée et profondément j’ai voulu abandonner la lutte. Si chaque matin je me levais en réaffirmant mon désir de vivre, il m’est arrivé de demander à ce que cela finisse, que je sois « rappelée » dans le grand tout, débranchée définitivement. La vie n’avait plus aucun sens dans ces jours qui se ressemblaient tous et dans lesquels je ne faisais que survivre dans un épuisement indescriptible.
Pourtant, très profondément en moi, de façon très ténue, je sentais quelque chose, comme un sillon qui ne lâchait pas et savait où il allait. Une charrue invisible continuait à creuser ma terre. Moi j’étais perdue, détruite, terrassée, déconstruite, mais quelque chose m’informait que ce n’était pas une défaite, pas une fatalité, que c’était un processus et que probablement la Vie savait où elle allait. C’était à peine audible et cela ne ressemblait pas à de l’espoir, mais à une intelligence qui connaissait la direction et qui veillait à mes côtés.
Malgré cela, même si je comprenais que c’était un processus, je comprenais aussi que je pouvais en mourir sans avoir eu le temps de trouver la sortie ou la paix intérieure. Les nuits où j’ai cru que je pouvais partir, où je pensais désespérément que je n’avais pas eu le temps de m’accomplir, pas plus que je n’avais eu le temps de faire un testament (cela me paraissait tout à coup inconcevable de laisser ainsi tous mes objets, sans pouvoir les confier avec tendresse aux plus proches !), ce n’est pas la peur qui m’enlaçait, mais un sentiment d’urgence, d’inaccompli, cherchant à comprendre à quoi, à qui mes jours avaient servi jusqu’ici. Alors montait le constat effrayant que je n’étais pas « prête » à mourir. Pas prête dans le sens, « pas d’accord », mais en plus et surtout, pas « préparée » à lâcher et à être en paix avec le chemin qui aurait pu être le mien jusqu’à cette dernière heure. Et en même temps, j’avais le sentiment que je n’arrêtais pas de mourir depuis six ans, que des pans entiers de mon édifice sombraient, que j’étais rabotée de partout dans mes structures, que j’étais épurée par un feu qui consumait l’ancien et l’inutile.
J’ai appris de mon guide spirituel que c’est au cœur de l’impuissance que le sacré fait son nid. J’y étais. A genoux, pleurant toutes mes pertes, ne sachant quelle grâce demander.
Qu’est-ce donc qui m’a tenue « en vie » ? Je me suis interrogée en permanence sur ce qui tenait en vie l’humanité dans ses plus grands défis. Je n’avais pas de réponse. Quand j’étais au bout de mes limites, je disais juste : comment ont-ils fait ?
La pensée de Christiane Singer dont j’admire tant l’écriture et le parcours, ne m’a pas lâchée pendant tout ce temps. Emue par son dernier livre « Derniers fragments d’un long voyage », je restais comme sidérée par sa fin. Je pensais : si elle, elle est partie, que puis-je, moi, face à ce qui me traverse ? C’était une grande leçon d’humilité d’acquiescer aux destins de chacun.
Mes intentions, ma « volonté », ma détermination, me semblaient bien peu de chose face à ce qui m’anéantissait. Je ne me sentais aucun pouvoir. Même si l’on entend à l’envie que nous sommes co-créateurs, que nous avons un pouvoir illimité, là où j’étais, j’avais du mal à le mesurer et je n’étais pas très sûre d’y contribuer beaucoup !
J’avais l’impression d’avancer connectée à des niveaux différents. D’un côté ma force intérieure qui ne voulait pas faiblir, portée par mes élans de gratitude devant la beauté, offerte par l’éphémère dont je me nourrissais ; d’un autre côté, un sentiment d’impuissance totale devant le mystère de la vie et de la mort, devant tout ce qui m’était retiré, devant les forces qui tout à coup se réveillent et vous assaillent. J’étais consciente d’être prise entre ma part illimitée, liée au divin, à la conscience éternelle, et la part la plus limitée en moi, liée à ma personnalité, à mon humanité, à ma chair, à mon corps si difficilement « contrôlable » et réparable !
Je sentais en moi, réellement, ou du moins je voyais très clairement, cet élan de vie, ces projets qui attendaient d’éclore, cette pulsion qui cherchait à retrouver son feu, je voyais se dérouler tous les possibles, ils étaient presque au bout de mes doigts, mais de l’autre côté d’une frontière et tout restait impossible. J’étais le témoin de mon impuissance, d’une force plus forte que mon propre désir. Une chape de plomb me recouvrait, je n’arrivais pas à passer au travers et aucune pensée ne pouvait se concrétiser pour des choses parfois très simples et ordinaires. Je n’avais même pas la force de me débattre, j’avais juste envie d’hurler d’être comme emmurée vivante.
La rencontre des mémoires
Comment expliquer six années de souffrance et de descente aux enfers ? Par un manque d’intelligence, de conscience, d’envie de vivre, de volonté à guérir ? Ce serait tellement rassurant pour la plupart des gens ! Ainsi chacun pourrait se sentir protégé de ce qui peut arriver du jour au lendemain, la maladie comme la mort et surtout la souffrance intolérable issue du passé.
Si la maladie était la signature d’un manque de conscience, comment expliquer que tant de personnes très avancées sur le chemin, tant de saints, de religieuses, de gurus, y soient confrontés ?! La maladie reste aujourd’hui stigmatisée comme une expérience qui arrive à des gens qui « ne sont pas dans le bon chemin », « qui ont quelque chose à comprendre », « qui ne sont pas dans la lumière », « qui paye leur manque d’hygiène de vie », …bref, j’ai entendu tant d’inepties à ce propos qui pourraient faire sourire par leur naïveté et leur assurance péremptoire, mais lorsqu’on est au cœur de la tourmente, cela ne fait pas rire du tout. Ce qui est sûr, c’est que la seule chose qu’il y a à comprendre, c’est qu’il y a quelque chose à guérir. Et qu’on ne peut guérir avec des mots et des méthodes utilisant les mêmes maltraitances subies par le passé.
Chaque être rencontre un jour ses limites. Ou pas. Les illusions sont nombreuses et nous sommes tellement limités que seule l’humilité devrait être notre guide en toute circonstance. Il serait tellement préférable de dire « je ne sais pas ». Car ceux que j’ai rencontrés et qui disaient savoir, parlaient de quelque chose dont ils ne faisaient pas l’expérience. Tout comme je pouvais le faire moi-même il y a quelques années, avant cette traversée. Or, c’est l’expérience, seulement la traversée de l’expérience, qui permet de parler de ce qui nous a traversés…
Dans le processus qui était le mien, rien de la conscience ou du ressenti n’avait disparu. Au contraire, avec le temps, l’un et l’autre augmentaient et allaient à la rencontre de cette mémoire cellulaire qui suintait de partout et qu’il fallait accueillir. Aucun claquement de doigt, aucun vouloir ne pouvait me faire sortir de ce qui me rendait malade. Nous abordons ce type d’étape avec tous les voiles et les refoulements laissés par le passé, tant le passé de l’enfance, que le passé transgénérationnel, voire karmique.
Pour ma part, la force de cette mémoire était tellement puissante, tellement mortifère que rien de ce que j’avais appris, mes croyances, mes savoirs, mes trente années de « développement personnel » n’était en mesure de « comprendre », pas plus que « d’accueillir » ce qui se présentait si soudainement et si intensément dans ma vie.
Et je le répète, aucune « volonté » n’a d’action sur ce processus. La volonté ne maîtrise rien. Vouloir n’est pas pouvoir. Au mieux pouvais-je garder au plus près de moi, au plus intime de mon être, une intention : celle de guérir et de m’en sortir vivante. Et là, je n’étais sûre de rien, car la force de ce qui me traversait me dépassait.
C’était comme un fleuve en crue. Si les humains n’ont pas prévu de barrage ou si le barrage cède sous l’intensité des flots, ou si la nature n’oppose pas de résistance matérielle à ce flux, alors cette eau va tout envahir, va tout inonder. Il faudra des efforts et du temps pour écoper, pour nettoyer l’espace embourbé par ce que l’eau a drainé avec elle, pour assécher, trier, réordonner l’espace abîmé par l’inondation et le bourbier dévastateur.
C’est ainsi qu’était arrivé et avait fait irruption mon passé, passé lointain des premiers jours, premiers mois, premières années où aucune parole n’est encore présente pour se raconter ce qui se passe, aucune logique pour expliquer l’abandon, l’oubli, l’absence de lien, le déracinement.
Pas de mot. Seulement la mise en abîme. Seulement le corps qui sait, sent et « pense » par ses cellules, en absorbant chaque ressenti engrammé, en attente d’être -un jour peut-être- décodé dans un improbable futur. [6]
Ce qui ne peut se penser, se parler, s’inscrit avec force, en apparence invisible dans un premier temps. Mais tout est intact, laissé en dépôt dans la matière de notre corps.
La force avec laquelle va s’exprimer cette mémoire est proportionnelle à l’intensité du traumatisme et en relation avec les conditions stressantes de l’environnement présent. Ces conditions sont en effet permissives pour que le corps et l’inconscient perçoivent la similitude entre la situation présente et la situation passée. Cela peut être du harcèlement au travail, de la violence, la maladie, un deuil…, la vie va nous mettre en situation de ré-éprouver ce qui était enkysté et que nous serons amenés à recycler, comme des déchets qu’il faut transformer, traiter pour assainir un lieu.
Il a donc suffi d’une situation particulière, en l’occurrence extrême pour moi comme la maladie de Lyme pour être replongée dans la vulnérabilité, la douleur (non comprise, exactement comme ça arrive quand des bébés pleurent et qu’aucun adulte ne sait apporter de réponse adéquate), la faiblesse, la fatigue, la perte de repère, l’impuissance totale tant physique que psychique, toutes ces conditions qui font que l’on devient une « proie » idéale et si facile pour d’autres personnes qui vont s’engouffrer dans cette faille et y projeter toutes leurs croyances, toutes leurs réactions, tout leur mal-être avec une intensité qui ne s’exprimerait pas ainsi en d’autres circonstances.
Ainsi la blessure d’un autre, ses failles, vont pouvoir jouer à l’identique le comportement du parent avec lequel nous étions en lien dans le passé et qui nous a blessé. C’est tout le problème de la dépendance qui refait surface. Un adulte limite (normalement) ses actions maltraitantes vis-à-vis d’un autre adulte, mais beaucoup moins vis-à-vis d’un enfant qui ne peut pas évaluer ce qui se passe, ni réagir ou fuir. La dépendance est la source de la plupart des maltraitances : humain/animal, homme/femme, adulte/enfant, professeur/élève, chef/subalterne, c’est-à-dire chaque fois qu’il existe une domination et un abus de pouvoir dont on ne peut s’extraire facilement. Dans certaines situations, nos défenses sont amoindries, permettant cette domination et d’être littéralement vampirisé par le système de l’autre.
Système immunitaire et intégrité
Ici, dans cette maladie, c’est tout mon système immunitaire qui faisait défaut, entre autres désordres physiologiques, puisque le système nerveux était aussi gravement atteint, j’étais parasitée jusqu’au cœur de mes cellules, de mon cerveau.
Système immunitaire sensé faire le tri entre le soi et le non-soi…
A quel moment, mieux que la petite enfance, cette frontière est au plus bas, presque abolie, notre « soi » étant dilué dans le « soi » de notre mère, notre corps éthérique recevant et se construisant à partir du corps éthérique de notre mère, notre corps et notre psyché n’étant pas encore dissociés de ceux de notre mère ? Rappelons que le système immunitaire met sept ans pour se construire, donc que nous sommes totalement immatures dans les premières années de la vie et que nous apprenons lentement à nous différencier.
Si tout se passe « bien » ou « au mieux », nous allons nous dissocier, à condition d’être en sécurité, d’avoir un territoire et de pouvoir passer par l’étape du « non » sans se faire détruire psychiquement. Le stade du non dans lequel l'enfant apprend à s'obstiner apparaît aux environs du quinzième mois. [7]
Sans sécurité, sans territoire, le « non » devient évidemment difficile et l’enfant reste coincé dans une inhibition mortifère.
Rappelons aussi que selon les expériences d’Henri Laborit sur le stress et l’observation des trois attitudes possibles face à un stress, (attaque, fuite, inhibition), seule l’inhibition génère des conséquences psychosomatiques. [8]
Ainsi la maladie se configurait pour moi comme un lieu de régression vers l’enfance où je retraversais les conditions de vie qui avaient été si mortifères pour moi, sans adéquation avec mes besoins élémentaires et mon être profond.
Les jeux de rôle
Dans cette hypersensibilité ravivée par la maladie, tout s’engouffrait de façon exacerbée et la connaissance cellulaire du passé, ainsi que le discernement et la connaissance de moi-même acquis par mon cheminement, permettaient de déceler les non-dits, l’implicite, le déni, les incohérences, tout ce qui avait constitué mon observation aigue mais passive dans mes premières années de vie. J’ai commencé à capter et surtout à vivre des choses, des situations, des comportements, qui me mettaient en grande souffrance, touchaient mon intégrité et manifestement je me retrouvais dans l’impossibilité d’être accueillie. Bien sûr, je me disais que c’était moi le problème, c’est moi « qui clochais ». Je n’étais pas « adaptée », il fallait « que je comprenne quelque chose » (puisqu’on n’arrêtait pas de me le répéter !!), que « j’améliore quelque chose », toutes ces choses que l’enfant se dit face à un parent qui exige de lui des choses contre sa nature profonde et qui utilise l’enfant pour répondre à son propre manque d’assurance et à ses besoins insatisfaits.
Ainsi dans cette nouvelle relation amoureuse, désir, amour, présence, partage, lien, je fus laissée à la porte de tout ce qui pouvait nourrir une relation.
J’étais ramenée à ce que ma mère, par une coupure profonde avec elle-même, n’avait pas pu me donner.
L’impossibilité d’avoir la plus petite place dans l’intimité de l’autre, l’ambivalence, la non reconnaissance, la parole méprisante et cassante, la mauvaise foi, l’humiliation, le rejet de mon corps, les jeux de pouvoir, la manipulation, tout se rejouait de façon plus ou moins subtile, explicite ou implicite, à travers mon impuissance et mes symptômes qui grandissaient au fur et à mesure que le manque d’empathie et de présence se révélait comme une coupure sans fond où je ne pouvais être ni vue ni accueillie pour qui j’étais vraiment.
Au fur et à mesure, je captais qu’un problème structurel, profond, empêchait tout lien, cela n’ayant éventuellement rien à voir avec le sentiment amoureux, même si de fait il ne pouvait se révéler et être offert, et que cela avait à voir avec les blessures du passé.
J’étais incapable de voir la corrélation entre mes symptômes, que je mettais exclusivement sur le compte de ma précédente séparation, et cette relation actuelle, et aussi que malgré le fait que je reprenais pied dans la vie, que je m’occupais bien de moi, la maladie s’installait dans la chronicité, que ma vitalité diminuait de mois en mois, que je continuais à prendre du poids, et à gonfler (préférentiellement en présence des autres), et que mon estime de moi n’était plus qu’une peau de chagrin. Aujourd’hui, je peux imaginer que plus je réprimais ce que je sentais et qui ne me convenait pas, plus mon corps dépérissait, comme l’enfant qui est condamné à faire mourir en lui son Soi profond, pour continuer à plaire à ses parents et ne pas déranger. [9]
« Mieux nous connaissons l’histoire de notre vie, mieux nous pouvons détecter les manipulations, d’où qu’elles viennent. C’est notre enfance qui, si souvent nous en empêche. C’est notre vieux rêve, jamais complétement vécu, d’avoir des parents bons, loyaux, intelligents, conscients et courageux, qui peut nous entraîner à ne pas voir la mauvaise foi ou l’inconscience (…). Lorsque l’illusion répond si bien à nos besoins et notre détresse, il faut plus longtemps pour ouvrir les yeux. » Alice Miller, Le drame de l’enfant doué.
La manipulation concerne ici toutes les stratégies mises en place pour s’accaparer l’autre et le rendre disponible pour nous.
Ainsi je restais en partie aveuglée, le plus souvent en état de confusion et écartelée entre des informations paradoxales.
D’un côté, j’étais témoin de comportements me laissant croire que l’autre était engagé, alors que la personne qui était vraiment disponible et demandeuse dans la relation, c’était surtout moi (d’ailleurs trop et pathologiquement disponible au vu de tout l’espace que la maladie prenait, me coupant de l’expression de mes besoins personnels et me laissant, comme l’enfant d’autrefois, dans le seul positionnement que permet la dépendance : être totalement disponible aux besoins et à l’emploi du temps de l’autre, pour obtenir quelques miettes d’amour) ; et parallèlement mon corps captait tous les signes d’ambivalence exprimés corporellement par l’autre (car pratiquement rien ne s’exprimait par les mots), signes manifestés avec force et constance, entretenant ma souffrance et un sentiment de folie.
Je vivais de plus en plus en situation de double contrainte. Plus je donnais, moins je recevais. Et plus je commençais à me positionner et donc à moins répondre inconditionnellement aux besoins inconscients de l’autre, à me rebeller, à ne pas accepter d'être délaissée et non respectée, plus l’autre s'enfermait dans la fuite et le désengagement.
Le corps de l’autre se fermait devant moi, alors que je voyais comme il s’ouvrait systématiquement devant d’autres femmes, je voyais comment générosité, patience, efforts, étaient offerts sans limite à l’extérieur, quand moi je n’avais droit qu’à intolérance, impatience, mesquinerie et mépris pour ma vulnérabilité.
La maladie m’avait fait me retrouver « toute petite ». Par la loi de résonnance, quoi de plus efficace pour rencontrer des personnes, des situations, des comportements qui allaient faire écho à la façon dont j’avais été traitée quand j’étais « toute petite » ?
Sortir du désamour
Mais jusqu’où peut-on continuer à protéger les autres, subir leurs blessures qui nous blessent et leurs systèmes maltraitants voire pervers[10], de peur que notre propre vérité soit blessante pour eux en leur révélant leurs limites ? Jusqu’où peut-on rester dans le désamour ? Jusqu’où peut-on nier ses besoins et son être ? Jusqu’où peut-on rester dans l’illusion ? Jusqu'où peut-on manquer de courage? [11]
Il arrive un temps où, après avoir exprimé ses besoins et n’avoir pas eu de réponse, ce n’est plus possible. La vérité intérieure demande grâce, quel qu’en soit le prix à payer. C’est en sortant de cette loyauté invisible que l’on met fin à la toxicité du passé et que l’on peut guérir. « Chacun doit payer le prix de son désir » dit le psychanalyste Willy Barral. La satisfaction des besoins doit repasser par soi-même.
La loyauté m’avait tenue dans une méconnaissance de moi-même et fait croire que j’étais la source du problème, qu’il y avait quelque chose à changer en moi et qu’en acceptant toujours plus les exigences et la mauvaise foi d’autrui je serais peut-être plus aimable et finalement aimée. La loyauté me maintenait dans la confusion, incapable de me dissocier du système toxique qui m’avait servi de référence, et elle me privait à la fois du discernement et des ressources nécessaires pour sortir du système. Ce qu'il y avait à changer, par contre, c'était toute l'organisation de ma vie et la redéfinir par rapport à mes propres sensations et besoins.
A force d’écoute de moi-même, à force de valider à nouveau tous mes ressentis internes et mes émotions, de donner la priorité à ce que mon corps exprimait et non pas à ce que l’extérieur semblait attendre de moi, la vérité se faisait jour petit à petit et remontait comme des cailloux enfouis sous une terre de plus en plus meuble. L’évidence du non-accueil que je vivais, enflait proportionnellement à mon corps qui gonflait à chaque effondrement de la présence de l’autre.
Cette priorité redonnée au ressenti, s’est étendue jusqu’à l’intuition, mes antennes se sont dressées. Il était temps, étant donné que plusieurs personnes avaient déjà vu et pressenti depuis plusieurs mois ce que je serais contrainte de vivre et de voir de mes propres yeux, dans l’humiliation.
J'avais posé une question. J'avais demandé à l'autre de me dire où il en était dans cette relation. Au bout d'un mois, malgré relances et perches tendues, rien que du silence et visage de dégoût lorsque je m'approchais.
Mes antennes me dirent que j’étais à nouveau en danger, que l’autre, dans ses systèmes de fuite, s’était investi ailleurs. Déni en surface et pourtant j’ai eu, profondément, la conviction que quelque chose se passait. Le ciel était tout à coup chargé d’une énergie nouvelle qui m’alertait. Comme l’enfant sait intuitivement les éloignements et les trahisons de sa mère et comprend que les raisons qu’on lui donne ne sont jamais les vraies, je savais avec acuité que quelque chose se créait, ailleurs, et que j’étais soustraite à la vérité, tenue dans le secret d’un processus psychique dont la finalité était l’abandon et ma mise à l’écart.
Quand j’ai senti cela, coupant l’espace devant moi de haut en bas, une épée s’est levée. En même temps qu’une colère indescriptible.
Quand l’épée s’est levée, ai-je moi-même armé mon bras ou bien mon bras était-il armé par une force plus grande que moi ? Peut-être était-ce la Vie qui réclamait en moi, qui exigeait son dû et demandait à retrouver impérativement de l’espace dans un système devenu tellement mortifère.
La force qui m’a traversée m’a parue phénoménale, à la hauteur probablement de la force antagoniste qui était entrain de m’engloutir et de me faire mourir. J’étais engluée dans un enfer indescriptible, intraduisible et quelque chose en moi s’est levé et a dit : stop !
Dans les heures qui ont suivi, une phrase est tombée : « tu es libre et guérie ».
Ensuite, c'est moi qui ai dit à l'autre personne, puisque tu n'as rien à me dire, alors je n'ai plus rien à te dire. La sentence était brutale, à la hauteur des portes fermées depuis des années et à la hauteur de ce que je m'étais laisser infliger.
Le prix à payer a été de même nature que lorsque par le passé je tentais de dire non à ma mère et que je me retrouvais dans un système de vengeance et de punition. Je payais généralement chèrement mes tentatives de liberté ou d’autonomie, et ma mère me faisait tout de suite clairement comprendre que je n’étais plus « sa fille » et qu’elle me préférait quelqu’un d’autre, une cousine généralement, sur qui elle déversait ses générosités, ses cadeaux et son attention.
Dans ce que l'autre manifestait, clairement il me signifiait qu'il avait déjà mis fin à la relation et toute la subtilité du système pervers consiste à faire porter à l'autre sa propre réalité, pour ne jamais en prendre la responsabilité. Ainsi c'est moi qui me faisais larguer, mais c'est moi qui mettais en action ce qui était rendu implicite... Ainsi après cette limite posée par moi qui mettait fin à la relation, j’ai été « remplacée » en moins d’une semaine. En me rendant à une conférence dont nous avions parlé quelques semaines plus tôt, mon intuition m'a avertie de ce que j'allais y trouver, à savoir cet homme tendrement enlacé dans les bras d'une autre. J'ai ainsi pu constater par moi-même l'inélégance de cette fin de relation et que, là encore, le corps sait bien avant nos résistances psychiques ce qui se joue dans nos vies.
J’ai aussi « payé » financièrement la fin de cette relation, par une dette qui ne m’a pas été entièrement remboursée. Et j'ai eu de la "chance"..., j'ai failli devoir aussi payer des services qui m'avaient été rendus pendant le temps de la relation, comme le transport de cartons de déménagement ! J'ai manqué de répartie et d'humour (ça manque un peu l'humour dans ces moments là...), pour envoyer ma facture avec tous les repas préparés, les heures de ménages et vaisselle, les heures de "psy" à écouter ses problèmes, et la liste des objets laissés gracieusement, alors que moi il ne me reste aucun des cadeaux offerts pendant cette relation.
Finalement…, ce marchandage ne faisait écho à rien d'autre que des pratiques qui étaient courantes dans mon système familial et dont je pouvais voir ici la matérialisation, la cristallisation, en conscience, et surtout retrouver le chemin émotionnel que cela réveillait, à savoir des colères noires et destructrices. Ces colères, vécues intérieurement, m’ont traversée pendant des jours et des jours, de façon si intensive que je me croyais capable de faire du mal à autrui et surtout à moi-même. Un massacre avait lieu à l’intérieur de moi. J'entrais en contact avec tout ce qui m'avait massacré depuis l'enfance. J’avais l’impression d’être assise sur une bombe, dont la charge s’échappait et dont je n’avais plus le contrôle.
Mais une partie de cette colère me tenait debout et m’avait rendu ma dignité, mon intégrité, en mettant fin au mensonge et au déni.
La guérison
La « magie » du processus traversé, bien que très douloureux et traumatisant, c’est que du jour au lendemain je pouvais à nouveau marcher normalement, porter des choses lourdes sans ne plus être accablée, me baisser et me relever facilement, je retrouvais ma force, mon élan de vie, les rues de la ville s’ouvraient à nouveau devant moi, moi qui était restée confinée pendant six ans dans un espace très restreint et je prenais plaisir à rentrer à pieds de mes rendez-vous.
Mon corps reprenait ses droits, sortait ses « poubelles », faisait le ménage. Un kyste asymptomatique depuis des années s’est enflammé d’un coup, au point de devenir aussi gros qu’un œuf. Mes traitements naturels n’en venaient pas à bout, et après la visite chez le dermatologue et une crème antibiotique, du pus épais s’est écoulé pendant au moins trois semaines.
Littéralement « écœurée », au sens propre, par cette fin de relation, j’avais la nausée tous les jours et mon corps s’est mis à jeûner, probablement pour digérer des choses plus importantes et plus subtiles que de la nourriture solide. En un mois, j’avais perdu dix kilos, retrouvé un visage, je n’avais plus d’œdèmes, je ne m’effondrais plus au moindre effort, ma peau qui était devenue craquelée comme celle d’un alligator, était redevenue fine et douce, mon regard opaque était redevenu brillant et ma voix s’était raffermie et posée. Une transformation que les personnes qui m’avaient vue un mois avant ne manquaient pas de me faire remarquer, comme deux de mes thérapeutes qui constataient que c’était « le jour et la nuit » et que j’avais été capable d’accomplir une véritable « révolution ». Pour la première fois, je n’avais pas vraiment besoin de validation, tellement l’évidence était vécue intensément dans mon corps et que je sentais cette renaissance inconditionnellement.
J’étais presque « comme avant », dans le sens où je retrouvais quelque chose que j’avais totalement perdu au moment de la maladie, et bien sûr, je n’étais plus la même, transformée par l’épreuve et une liberté intérieure qui était en germe et qui n’attend plus qu’à se déployer.
Pour autant, tout n’est pas résolu dans ma vie. Une enfance confisquée, avec des besoins niés au plus profond, laisse des traces. Il me reste donc à conquérir mon présent et mon futur. La vie est puissante et fragile et nul ne sait quelle est la prochaine étape, la prochaine épreuve, puisque c’est le Vivant qui vient chercher en nous ce qui doit sans fin être transformé. Avec humour, je demande juste à l’univers une petite pause, qui m’apparait bien méritée… Je ne me sens à l’abri de rien. Juste attentive. Car six années de descente aux enfers laissent la mémoire d'un nouveau traumatisme à digérer, et elles ont abîmé le corps qui doit retrouver une vitalité gravement atteinte.
Sortir des mémoires du passé passe par « revivre sa souffrance », comme le dit Arthur Janov [12], pour aller enfin vers l’autonomie. Et « La véritable autonomie est précédée de la sensation de dépendance. La véritable libération ne se trouve qu’une fois dépassé le sentiment profondément ambivalent de la dépendance infantile. », dit Alice Miller.
Pourquoi l’expérience peut-elle avoir lieu, pourquoi ces mémoires peuvent-elles être réactivées de façon si intense ? C’est Danièle Flamenbaum, auteur du livre « Femme désirée, femme désirante », qui m’a mise sur cette piste de compréhension. Si quelque chose est réveillé dans une relation, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’amour. C’est au contraire parce qu’à un moment on touche cette sensation d’amour ou quelque chose qui y ressemble, et qu’en conséquence, nous sommes ramenés à la première histoire d’amour de notre vie, celle d’avec notre mère. Et si cette histoire s'est vécue dans le désamour, la relation amoureuse devient la scène où se rejoue ce désamour.
Pour retrouver le vrai chemin de l’amour, il faut retrouver le chemin vers soi-même et son Soi qui a été oublié en cours de route.
« C’est dans cet accès spontané, tout naturel, à ses sentiments et à ses désirs personnels que l’être humain puise sa force intérieure et son respect de lui-même. Il a le droit de vivre ses émotions, d’être triste, désespéré ou d’avoir besoin d’aide, sans trembler de perturber quelqu’un. Il a le droit d’avoir peur quand il se sent menacé, de se fâcher quand il ne peut satisfaire ses désirs. Il sait non seulement ce qu’il ne veut pas, mais aussi ce qu’il veut, et se permet de l’exprimer – que cela lui vaille d’être aimé ou détesté. »
Voilà quelle est la véritable invitation à la liberté, à laquelle nous sommes encore nombreux à être conviés, pour guérir et grandir.
« Nous ne pouvons rien changer à notre passé, faire que les dommages qui nous ont été infligés dans notre enfance n’aient pas eu lieu. Mais nous pouvons nous changer, nous « réparer », regagner notre intégrité perdue. Pour cela, il faut nous décider à considérer de plus près le savoir que notre corps a emmagasiné sur les événements passés, et à le faire émerger à notre conscience. Cette voie est certes inconfortable, mais c’est la seule, semble-t-il, qui nous permette de sortir enfin de l’invisible prison de notre enfance et de nous transformer, d’inconsciente victime du passé, en un homme ou une femme responsable, qui connaît son histoire, et vit avec elle ». [13]
MT