J’ai lancé des mots comme on joue aux dés, comme on cherche à connaître son destin. Je les ai posés côte à côte, fiévreusement, dans l’effervescence des heures, jusqu’à l’épuisement. J’ai noirci mes jours de leur trace échevelée, faisant de mes veilles de sombres jours, faisant de mes nuits des jours clairs et blancs qui n’avaient plus ni commencement, ni fin. Quand la nuit venait, je ne voulais pas que le jour s’achève. Je ne voulais pas être laissée là, perdue dans la béance du soir qui portait en lui le risque de l’oubli. Je ne voulais pas m’abandonner, ivre de peurs, dans la nuit qui s’enfonçait à travers les heures plantées comme des pieux serrés autour de moi.
Alors j’ai lancé des mots loin devant moi, en larges filets noueux pour attraper le temps. Je les ai lancés en pensant qu’ils pourraient retenir à jamais ce qui s’enfuyait si bruyamment dans la douleur. Les mots roulaient, coulaient, glissaient dans mes veines, le long de ma peau, entre mes doigts, parfois comme un baume, parfois comme de l’acide. Je me suis enfoncée en eux comme dans une forêt, avec la peur de me perdre, avec l’envie de me cacher, de rester immobile, là, sans respirer, sans bouger, dans la pénombre qu’ils formaient. Je les laissais m’engloutir, m’avaler dans leur charivari, dévorer en moi la dernière parcelle de quiétude et j’entrais parfois sans résistance dans le fouillis touffu qu’ils provoquaient sous mes doigts, sous ma chair, derrière mes paupières qui se fermaient dans la ferveur, closes par l’absolue nécessité de devoir entrer en moi. J’attendais, tremblante, la rencontre avec eux, ces mots incertains, capricieux, maladroits, fragiles, infidèles, lâches, toujours inquiète qu’ils m’abandonnent, qu’ils me laissent au bord de l’écriture, vide et stérile. Quand ils venaient, ils pouvaient me protéger, ils savaient aussi m’étouffer, me faire suffoquer, dressés autour de moi en troncs denses et serrés qui ne laissaient plus passer le jour. Pourtant, j’aimais comme ils venaient, sortant de mes doigts, remontant de mes abîmes, pointant comme des excroissances qu’il fallait ouvrir, qu’il fallait vider, venant parfois de nulle part, tombés d’un ailleurs comme une grâce qui m’étonnait, me surprenait. C’est dans ces moments là que je savais qu’il fallait continuer, ne pas arrêter, ne pas écouter mes doutes qui exigeaient que je fasse demi tour, qui me demandaient de ne pas plonger dans ces chimères où l’indicible se tramait, se tricotait comme un chandail invisible.
Comment croire que mes mots auraient la force et suffisamment de splendeur pour accoucher de mon histoire ? Pour évoquer cette traversée fulgurante, cet espace indélébile où deux cœurs se touchent ? Comment raconter l’évidence avec des mots faméliques, collés en ribambelle, agglutinés sous ma plume qui glissait, dérapait, s’immobilisait, tétanisée par le dénuement de mon âme ? Il semblait parfois si illusoire qu’ils puissent traduire ce qu’elle voulait laisser échapper dans l’urgence du temps qui s’enfuyait. C’était un combat contre les heures, une lutte inégale entre le chagrin et la joie, un corps à corps avec les souvenirs qui s’enfuyaient, avec le bonheur qui se désagrégeait, avec les certitudes qui, après avoir été denses et verticales, se transformaient en doutes, se liquéfiaient en gouttes de mercure qui roulaient sous la pulpe des doigts, fuyantes, imprenables.
Je n’ai écouté personne, pas même cet invisible corbeau sur mon épaule avec son sourire narquois, j’ai suivi mon fil d’or, sans renoncer. J’ai planté ma plume dans l’encre de mes plaies, j’ai commencé à écrire, j’ai laissé couler mes mots en flots réguliers, j’ai rêvé qu’ils deviendraient rivières pour laver ma peine et ma colère, collées sur ma peau comme l’empreinte d’une morsure qui ne déliait pas son étreinte.
J’ai empilé des mots comme unique rempart contre la mort.
La mort, c’est ce néant où tout s’arrête d’un coup, où tout s’effondre. Le corps s’enlise dans un vide sans fin. Rien ne vient heurter la chute. Dans ce temps hors du temps, plus rien à saisir. Plus de prise. Rien ne bouge. Tu coules, tu cries, tu tends peut-être la main, rien ne se passe. Tu coules. Impossible de savoir qui est devenu transparent, toi ou l’autre. Impossible de savoir de quel côté du monde tu te trouves. Entre matière et néant, tu coules.
C’est le silence qui nous a tués et nous a jetés dans la mort. Car même séparés, les mots auraient pu nous tenir encore unis et vivants dans l’amour.
Alors, j’ai voulu des mots. Désespérément. Moi qui savais si mal m’en servir, j’ai voulu des mots pour remplir le vide du silence, pour conjurer le néant. Je voulais qu’ils remontent la force du courant, qu’ils anéantissent le présent, qu’ils jouent avec le destin au risque d’être infidèles. Comme la mort, je voulais qu’ils figent aussi les choses. Dans une insolence incroyable, je me suis mesurée à elle, je lui ai opposé les mots de mon âme pour empêcher mon histoire de sombrer. Il ne me restait que cela.
Rien que mes mots, pour ne pas perdre la trace des ondes singulières qui m’atteignirent par myriades, en rafales, en ricochets, en mille chocs magnétiques se jouant de moi devenue simple cible électrisée.
Rien que des mots, comme unique hymne à l’amour. Même si l’amour lumineux est parfois sombre et pesant et qu’il tranche les veines.
Rien que des mots, pour me trouver dans ce chemin où je me suis égarée, aveuglée par le chagrin, défigurée par une attente qui rongeait ma chair et m’immobilisait à l’ombre de toi. Cachée dans la pénombre, je n’entendais même plus bruisser les feuilles des arbres, je ne sentais même plus le vent me caresser, j’avais perdu le goût du vivant. Je l’ai perdu en même temps que j’ai perdu le goût de ta peau.
Alors j’ai lancé mes mots pour comprendre comment, de si près, tu as pu disparaître si loin. Car jamais rien ne me fut plus proche que ce qui advint un certain soir d’automne, sous le ciel de novembre.
MT 2004©